Entre décembre 2017 et mars 2018, j’ai eu l’occasion de travailler sur quelques projets de photos au Mexique. Je vous présente une série de trois articles sur mon travail à propos des ateliers de misère de la région de Tehuacán dans l’état de Puebla. Cette série d’articles est une petite fenêtre sur les dessous des industries du vêtement au Mexique.
Le Mexique de toutes les violences
En 2018, on ne peut pas s’intéresser au Mexique et faire abstraction du contexte exceptionnel de violence qui traverse le pays. Pour mon premier séjour, j’avais initialement l’intention de documenter la présence des minières canadiennes dans l’État de Guerrero et des violences qui leurs sont liées.
En janvier 2018, un leader syndical a été assassiné en lien avec la grève des travailleurs d’une mine de la minière canadienne Torex Gold. C’était le troisième travailleur de cette mine à être tué. .
Or, il me fut fortement déconseillé de me rendre dans cet État. De nombreux barrages improvisés par des narcotrafiquants sont fréquemment érigés. Les enlèvements sont monnaie courante. C’est d’ailleurs dans cet État que les 43 étudiants mexicains, ayant fait les manchettes, ont disparu.
Les régions mexicaines les plus connues pour ses industries du vêtement sont généralement au Nord. Mais, la région de Tehuacán dans l’État de Puebla est un important fournisseur de biens. De plus, la région de Tehuacán était jugée une zone plus sûre. Elle est d’ailleurs annotée d’une cote verte par le gouvernement canadien. Vous allez voir plus bas ce que ça veut dire une zone sûre au Mexique…
Le Mexique est un des pays les plus violents au monde. En 2017, c’est le pays qui a vu le plus de journalistes assassinés avant la Syrie et l’Irak. C’est aussi 37 000 personnes disparues et 29168 meurtres en 2017.
La violence du monde du travail s’inscrit dans ce contexte. On ne peut et on ne doit pas l’extraire de celui-ci. Les conditions de travail sont variables d’une usine à l’autre bien entendu, mais le salaire est toujours maigre. Au Mexique, le salaire minimum est de cinq dollars par jour (88 pesos par jour). Pour soutenir un niveau de vie comparable à celui d’un pays de Nord, il faut 1637 pesos par jour. Ça vous donne une petite idée…
Dans les usines de vêtement, le salaire est environ 1,5 à 3 fois le salaire minimum. En passant, c’est la façon de parler au Mexique, on ne dit pas : « je gagne x ou y de l’heure, de la journée ou du mois ». On dit : « Je gagne x ou y fois le salaire minimum ».Dans la plupart des usines, vous êtes engagés à contrat. Le contrat peut être plus ou moins long. Souvent, il est aussi court que seulement quelques semaines. Ce qui veut dire concrètement que vous ne savez pas ce qui vous attend d’une semaine à l’autre. Vous n’êtes pas syndiqué et si vous l’êtes c’est avec un syndicat charo, un syndicat de complaisance. La question du syndicalisme mexicain est une vaste question et ne peut pas être abordée ici avec détails, mais vous pouvez consulter cet article pour en savoir plus sur le sujet.
Mais, donnons juste cet exemple pour vous donner un aperçu de l’état de la situation. Lorsqu’une entreprise ouvre ses portes, elle peut elle-même mettre sur pied un syndicat. L’employeur peut assigner un représentant. Cette « entité syndicale » doit être ensuite approuvée par le ministère du Travail, ce qui est presque toujours le cas. Le nouveau président mexicain, Andres Manuel Lopez Obrador a promis une réforme du Code du travail et de lutter contre la corruption qui est endémique.
Le lynchage de Ajalpan
Pendant mon séjour dans la région de Tehuacan, j’étais accompagné par Martin, un défenseur local des droits de la personne, qui connaissait très bien le terrain. Pour notre première journée, il nous a amenés dans la ville d’Ajalpan. Située à 20 km de Tehuacán, la municipalité de Ajalpan héberge une importante proportion d’industries du vêtement.
On se promenait en voiture. On faisait un tour d’horizon pour voir s’il y avait des endroits intéressants pour faire des photos.
Nous sommes arrêtés manger une bouchée. Après quelques minutes à peine, il nous a suggéré de retourner à Tehuacán avec une petite intonation d’inquiétude dans la voix. Nous avons acquiescé. Nous trouvions ça un peu bizarre. On venait juste d’arriver. Mais, bon, c’était lui le boss, en quelque sorte. À ce moment-là, nous n’étions pas encore au courant de la sordide histoire du lynchage d’Ajalpan…
Cette ville est maintenant célèbre pour un incident particulièrement sordide. Une histoire qui fait peur. Une histoire qui donne une autre couleur aux fake news. Je fais le lien parce qu’au cœur de se lynchage, se trouve une fausse rumeur. Une rumeur qui se répand alors comme une trainée de poudre sur What’s app et sur Facebook. Deux jeunes venus de Mexico font des sondages en porte-à-porte. Une rumeur se répand. Ils seraient des kidnappeurs d’enfants. Au Mexique, 6600 enfants sont disparus depuis 2006.

La police locale a vent de cette rumeur et les arrête pour les interroger. Les policiers se rendent compte rapidement que l’histoire n’a pas de fondement, mais entre temps, des masses de personnes se sont rassemblées devant le poste de police. La foule prend d’assaut le poste et s’empare des deux jeunes hommes pour les trainer dans la rue où ils les battent pour ensuite les incendier et les transformer en torche humaine. Les deux jeunes hommes perdent la vie aux mains de cette foule en colère. Depuis, plusieurs lynchages étrangement similaires ont eu lieu au Mexique, comme Santa Ana Ahuehuepan et San Vicente Boqueron. En tout, juste dans l’État de Puebla, 16 lynchages ont eu lieu en 2018.
Je raconte cette histoire parce qu’elle fut une toile de fond de mon court périple dans cette région du Mexique. Prendre des photos des abus subis par les travailleurs et les travailleuses au Mexique peut vous conduire rapidement en prison ou pire. Martin nous a sorti de potentiels problèmes avec les gardiens de sécurité et la police plusieurs fois.
Martin nous a raconté l’histoire du lynchage dans la voiture en prenant le chemin du retour. Il nous a expliqué que ça lui avait échappé. Il n’y avait pas pensé avant de venir et qu’en s’en rappelant, il avait commencé à se sentir mal à l’aise. Cette ville l’avait toujours un peu inquiété.
C’est à ce moment que nous sommes passés devant cette usine de jeans d’une marque quelconque. Nous nous sommes quand même arrêtés pour prendre quelques photos en prétextant que nous étions des admirateurs de la marque dont nous avons oublié le nom aussi vite qu’il fut prononcé.

La région de Tehuacan au Mexique a longtemps été désignée comme la «capitale du jeans». Elle concentre encore aujourd'hui un grand nombre d'usines de fabrication de vêtements, comme cette imposante installation de la ville de Ajalpan. Ajalpan a fait les manchettes internationales en 2016 pour le lynchage de deux sondeurs de la ville de Mexico confondus, sur la base d'une fausse rumeur, avec des kidnappeurs d'enfants. Les deux hommes ont été sauvagement battus et brûlés vifs par les habitants sur la place centrale de la ville.
Les ateliers de misère à Tehuacán
Tehuacán est une ville qui compte plus de 300 000 habitants et qui est située à un peu plus de 3h30 de route de Mexico. La vallée de Tehuacán est considérée comme le berceau du maïs.
Depuis l’entrée en vigueur de la première version de l’ALÉNA en 1994, la région a subi d’importantes transformations. Des réformes agraires ont mis à mal les quelques héritages restants de la révolution mexicaine. De vastes complexes d’élevages de poulets ont vu le jour.
Du haut des airs, des entrepôts similaires aux enclos de poulets des territoires adjacents à la ville ont vu le jour également au cœur de la ville. D’une architecture étrangement similaire, les grands ateliers de vêtements occupent une place importante dans le paysage urbain de Tehuacán.
L’entrée des travailleuses à l’usine
Chaque matin, ce sont des dizaines de milliers de femmes et d’hommes qui franchissent le seuil de ces usines pour confectionner des vêtements, principalement des jeans. La région est reconnue comme étant la « capitale du jeans ». Les travailleuses et les travailleurs ne viennent pas juste de Tehuacán; ils peuvent venir d’aussi loin que de Veracruz qui est à plus de trois heures de route. Certains dorment à Tehuacán, d’autres font les allers-retours.
Chaque matin, six jours sur sept pour la plupart, c’est donc la même routine. Entre huit heures et neuf heures, c’est la course pour être à temps. Si vous êtes en retard, vous êtes pénalisé sur votre salaire ou bien la porte est barrée et vous n’êtes pas payé du tout. Chaque matin, ce sont les gardiens de sécurité qui vous accueillent.
La vie des travailleuses et des travailleurs d’usine de vêtement
C’est sans surprise qu’on apprend que la vie des travailleurs et travailleuses du vêtement est dure, très dure. La pression pour la production est forte. Les pauses sont rares ou inexistantes. Des travailleuses et des travailleurs rapportent même qu’ils sont obligés de porter des couches parce qu’ils ne sont pas autorisés à aller à la toilette.
L’exposition constante à la poussière des tissus crée des problèmes pulmonaires. Les mains sont tachées de teinture.
Les abus sexuels ne sont pas vraiment documentés, mais sont rapportés comme constants. Des histoires sordides comme du chantage pour des faveurs sexuelles en échange de garder son emploi.Les longues heures de travail et la semaine de travail de six jours occasionnent également des problèmes considérables de conciliation travail-famille. La précarité est la norme. La vie suit son cours de chèque de paie en chèque de paie.
La suite à venir
Je travaille actuellement sur deux autres carnets à propos des usines de vêtement de Tehuacán. Le deuxième sera à propos des transformations dans les modes de production modifiant les modalités et lieux de travail. Le troisième sera à propos des impacts environnementaux des industries de vêtement.
Vous pouvez voir l’album de l’entrée des travailleuses et des travailleurs à l’usine ici.
Vous pouvez voir les albums complets à propos des ateliers et mes autres projets, cliquez ici.
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