Lorsqu’il a largué les amarres le 5 mai dernier depuis le quai de Pointe-Basse sur l’île du Havre-aux-Maisons, le capitaine du Tyran d’eau, François Cormier, complétait un rituel maintes fois réalisé : inventorier le matériel, inspecter le bateau, boëtter les cages avec la plie et le maquereau… À l’amorce de sa 38e saison, il maîtrise bien la préparation de la pêche au homard aux Iles-de-la-Madeleine. Ce n’est pas forcément le cas de tous et de toutes; même si le homard est facilement accessible dans nos marchés, le métier de pêcheur demeure marginal et peu de gens connaissent le labeur impliqué derrière cette ressource. Quelle histoire porte donc le homard jusqu’à nous?
Texte et sélection des photos: Rachel Sarrasin. Photos: Eric Demers.
Chaque année, le renouveau
Le signal de départ pour le lancement de la saison de pêche est officiellement donné à 5 heures du matin par Pêches et Océans Canada le jour venu, habituellement le premier samedi du mois de mai. Chaque fois, la nervosité est palpable chez les pêcheurs. On note un mélange d’enthousiasme pour la reprise de la pêche qui ne s’exerce que neuf semaines par année et d’appréhension face à des conditions de travail en mer que l’on ne contrôle jamais vraiment tout à fait. Cette année, un épais brouillard était au rendez-vous à l’aube du départ, décalé d’une journée en raison de travaux de dragage à compléter dans les différents ports. Sans les instruments de navigation et l’occasionnel son des cornes de brume, il aurait été impossible de repérer les dizaines de bateaux à proximité quittant le quai au même moment en quête des fonds fertiles pour y déposer les cages.
La «boëtte» est une mixture préparée par les pêcheurs pour attirer les homards. «Boëtter ses cages », c’est donc les appâter en préparation de la pêche.
La radio locale avait dépêché un commentateur sur chacun des quais de l’archipel d’où partent les homardiers. C’est à Grande-Entrée que sont basés la majorité d’entre eux, ce qui assure au port son titre de « capitale québécoise du homard ». Dès 4 h, le quai de Grande-Entrée se trouvait déjà inhabituellement animé par la visite des parents, ami.es, curieuses et curieux rassemblés sous le feu d’artifice qui a marqué l’ouverture de la 144e saison de pêche. Dans les jours qui ont précédé, Grande-Entrée a également été l’hôte du cérémonial annuel qui accompagne la préparation des équipages et des bateaux.
Un métier ancré dans sa communauté
Être témoin de la pêche au homard aux Iles, c’est aussi prendre la mesure de l’engagement de la communauté dans cette activité, à la fois d’un point de vue économique, culturel et affectif. L’industrie de la pêche, principalement celle du homard et du crabe des neiges, génère des retombées économiques directes et indirectes de près de 80 millions de dollars par année pour l’archipel. En même temps, l’insularité fait apparaître le nécessaire soutien que doit apporter la communauté au métier de pêcheur, encore très largement pratiqué par les hommes qui passent de longues heures en mer. Symbole de ces liens tissés par la pêche, « Réussir ensemble » était le thème retenu cette année par le comité organisateur du programme d’activités ayant précédé le lancement de la saison.
Parmi les activités de cette «veillée de la mise à l’eau des cages», il y a la traditionnelle messe des travailleurs de la mer. Elle était animée cette fois-ci par un prêtre et une révérende représentant les communautés catholique et anglicane qui cohabitent aux Îles. La chorale de Grande-Entrée a accompagné le sermon par des chants folkloriques madelinots et des répliques des objets associés à la pêche ont été présentés sur l’autel aux côtés des symboles liturgiques.
Au cœur de cette cérémonie, « l’appel à la vigie » pendant lequel chaque équipage est appelé par le nom de son bateau a rappelé la nécessaire bienveillance des uns et des unes envers les autres dans l’exercice de la pêche. Et pour cause! Les métiers de la mer demeurent encore à haut risque. Avec les nombreux cordages aux pieds des pêcheurs sur le pont et au gré des intempéries, le danger d’une chute par-dessus bord dans une eau encore extrêmement froide est bien présent. Après la messe, la communauté s’est rassemblée sur le quai de Grande-Entrée pour la très attendue bénédiction des bateaux. Une couronne de fleurs a été lancée à l’eau en mémoire des personnes disparues en mer. S’en est suivi un moment de retrouvailles convivial avec le souper communautaire au crabe des neiges, dont la saison de pêche était déjà amorcée depuis peu.
Une pêche prospère
Chaque détail est réglementé dans la pratique de la pêche au homard et la première levée des cages est autorisée 48 heures après leur mise à l’eau, à partir de 5h le matin. Debout au cœur de la nuit en anticipation de l’heure de départ, François et son équipage étaient déjà à pied d’œuvre dans la noirceur sur le Tyran d’eau. Ce sera leur horaire chaque jour pour les semaines à venir, sauf le dimanche, jour de congé obligatoire pour tous les équipages. Il faisait froid et la mer était d’huile pour cette première pêche, mais ce ne sera pas toujours aussi calme au cours de la saison. Lors de journée de mauvais temps, les capitaines devront évaluer si les conditions sont propices pour la sortie en mer ou s’il serait plus sage de se priver des prises ce jour-là. Dans ces circonstances, l’appât du gain et l’effet d’entraînement entre les équipages peuvent parfois être des facteurs d’influence sur la décision.
La pêche au homard aux Iles a obtenu une écocertification du Marine Stewardship Council (MSC)
De retour au quai de Pointe-Basse en début d’après-midi, l’équipage du Tyran d’eau a pu prendre la mesure de sa récolte de la journée. Les trawls ont donné 19 prises en moyenne ce jour-là, pour un total de près de 500 kilogrammes de homards vendus aux acheteurs directement sur le quai. François était satisfait, la saison était bien commencée, à l’instar des dernières années qui ont été bonnes pour la pêche au homard aux Iles. Si on présume que les efforts de tous les autres équipages ont donné d’aussi bons résultats, ce serait plus de 160 000 kilogrammes de homard que la mer aurait offert en ce premier jour de pêche. Au terme de la saison, on estime que plus de 3 millions de kilogrammes de chair du crustacé devraient être sortis de l’eau et offerts sur le marché.
Une abondance fragile
Le métier de pêcheur est intemporel, mais en même temps, il est un des métiers qui subit le plus les pressions induites par les transformations de nos sociétés. « La mer change », remarquait François en regardant vers le large depuis le pont de son bateau. L’abondance actuelle du homard aux Iles-de-la-Madeleine est certainement liée aux mesures de gestion de la ressource mises en place volontairement par les pêcheurs, mais elle est aussi probablement le résultat des changements climatiques. Le homard étant une espèce qui se développe dans une eau tempérée, ni trop chaude ni glaciale, le réchauffement de quelques degrés dans certaines régions du golfe du St-Laurent a pour effet d’élargir l’habitat de l’espèce et de favoriser sa capacité reproductive.
La situation bénéficie pour le moment au secteur de pêche des Iles-de-la-Madeleine, mais pour combien de temps? Ici encore, la pêche au homard fait apparaître notre responsabilité collective face au métier de pêcheur et à la préservation de son milieu. Alors que l’impact des activités humaines modifie durablement les écosystèmes un peu partout sur la planète, la mer continue pour le moment de faire preuve de résilience par l’abondance des produits, comme le homard, qu’elle continue de générer. Mais si on peut se réjouir de cette prospérité, il faudra néanmoins réagir face au contexte qui la crée et apprendre nous aussi à mieux prendre soin de la mer, pour éviter le risque de nous convertir en de véritables… tyrans d’eau.
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